SOCLE : HUMANITÉS NUMÉRIQUES ET TOURISME
« Humanités numériques » est proposé comme socle du projet scientifique de laboratoire, en miroir du second socle MEME (Méthodes : Enquêter, Mesurer, Évaluer). Il s’agit de conduire une réflexion méthodologique, épistémologique, et des recherches empiriques, sur la multiplication des dispositifs numériques et les données qui en sont issues, afin de comprendre à la fois ce que ces dispositifs révèlent des reconfigurations du tourisme (à travers ses pratiques, acteurs, effets, etc.), mais aussi de la place croissante du numérique et des connaissances qui en sont extraites.
Une démarche préparée dans le précédent projet scientifique et ses réalisations
Ce socle constitue un nouveau point de départ, en continuité de travaux de recherches entamés dans le précédent projet scientifique. En effet, depuis plusieurs années, dans le cadre des axes du précédent quinquennal « Images, Imaginaires et Imagination » et « Métropolisation et tourisme », ont été menés des travaux portant sur les données issues des réseaux sociaux touristiques (Flickr, Panoramio, Instagram, Tripadvisor, AirBnB, Hotel.com), de façon exploratoire dans un premier temps, puis en travaillant des problématiques plus précises, afin de caractériser les données extraites à la fois comme traces de pratiques (le commentaire indiquant une visite, la série de photos un parcours) et expression d’expériences touristiques et d’émotions associées (à travers le registre lexical des commentaires sur un site mémoriel par exemple).
Le point commun de nos démarches jusque-là a été d’utiliser des terrains particuliers (la métropolisation touristique, le tourisme de mémoire, etc.) comme occasion d’innovations méthodologiques. La constitution d’un socle Humanités numériques vise alors à opérer une recherche plus fondamentale.
Lien avec les axes 1 et 2
En outre, ces recherches constituent un socle car elles sont pensées en croisement avec les deux axes du nouveau projet scientifique : « Régulations touristiques » et « Circulations touristiques ». Pour ces deux axes tout d’abord, les données issues des réseaux sociaux touristiques constituent une des sources possibles des enquêtes menées, que ce soit pour identifier les registres de la relation hôte – touriste sur AirBnB via l’analyse lexicale des commentaires, ou restituer les différents nœuds de circulations globalisées autour des sites du Patrimoine mondial à partir des itinéraires reconstitués par les géotags des photos postés sur Flickr ou Instagram en mobilisant des analyses de réseaux.
De façon plus principielle, les dispositifs numériques constituent désormais une modalité et un enjeu des régulations et dérégulations du tourisme (axe 1), comme le montrent tant l’usage croissant des plateformes numériques comme forme d’intermédiation et de développement de nouveaux services, échappant aux formes traditionnelles du contrôle public sur l’activité marchande, que le basculement opéré par le numérique dans les logiques de la prescription touristique, et partant l’organisation habituelle de la communication touristique. Mais il ne s’agit pas seulement d’interroger l’irruption de nouveaux acteurs, plateformes, formes de (dé)médiation : plus fondamentalement ce sont aussi de nouvelles logiques calculatoires et marchandes qui sont accélérés par le développement du numérique. Les régulations territoires du tourisme tentent aussi de se transformer en prônant les démarches « smart », basés sur une capacité plus grande à regrouper et restituer les informations issues de ces pratiques numériques, à des fins de communication, gestion, et anticipation des nouvelles dynamiques touristiques. Dans le cas de l’axe 2 « circulations », le numérique est à la fois un moyen d’identifier des circulations, par leurs traces numériques, et une modalité de la circulation des imaginaires et prescriptions touristiques, la somme des commentaires et photographies contribuant à solidifier le cercle herméneutique du tourisme déjà décrit par Jerkins. Aussi ce socle Humanités numériques n’est pas seulement un socle ressource méthodologique, il contribue à la réflexion sur les régulations et circulations.
Questionnements
Pour ne pas aborder qu’une démarche big data portant les promesses d’une automaticité de l’analyse, une approche sciences sociales est nécessaire (Wieviorka, 2013), constitutives du projet des humanités numériques. Toutefois les humanités numériques se réfèrent à plusieurs enjeux : d’une part étudier par des méthodes établies les usages numériques et ce que de nouvelles données nous révèlent, d’autre part étudier la portée non seulement sociétale mais aussi épistémologique d’une démarche se réclamant du big data. En cela, nous nous inscrivons dans les questionnements ouverts par Latour (2012), puis Boulier (2015), sur la nécessité de mener une démarche réflexive sur ce que les traces numériques révèlent comme nouvel objet social (le profil chez Latour, les vibrations puis les répliques chez Boulier), ainsi que sur les significations tant politiques qu’idéologiques de ces nouvelles pratiques calculatoires, associées à de nouvelles formes de gouvernance (Supiot, 2015).
Le projet d’un socle Humanités numériques pour notre laboratoire s’inscrit ainsi dans cette réflexion, qui va bien au-delà du champ du tourisme et du patrimoine, et qui a déjà donné lieu à de nombreux travaux et réflexions de façon générale (Stiegler, 2014).
Références
Wieviorka Michel, L'impératif numérique ou La nouvelle ère des sciences humaines et sociales ?, Paris, CNRS Éditions, 2013.
Latour Bruno, Pablo Jensen, Tommaso Venturini, SébastianGrauwin, Dominique Boullier, ‘The whole is always smaller than its parts’ – a digital test of Gabriel Tardes’ monads, The British Journal of Sociology, Vol. 63, Issue 4, 2012.
Boullier Dominique, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, coll. « U Sociologie », 2016.
Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours au collège de France, 2012 2014, Fayart, 2015.
Stiegler Bernard (Dir.), Digital Studies : organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Limoges, Fyp éditions, 2014.